I. Lucas: Un impérialisme électrique

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Titel
Un impérialisme électrique. Un siècle de relations économiques helvético-argentines (1890-1979)


Autor(en)
Lucas, Isabelle
Erschienen
Lausanne 2021: Antipodes
Anzahl Seiten
504 S.
von
Alvarez Sebastian

Dans ce livre, Isabelle Lucas analyse les rapport commerciaux et financiers entre la Suisse et l’Argentine de la dernière décennie du XIXe siècle à la fin des années 1970, relatant l’histoire largement méconnue des relations d’un pays jugé périphérique avec un des pays capitalistes les plus puissants de la période.

Résultat d’une remarquable et ambitieuse recherche en archive, le livre représente une contribution majeure pour les historiographies nationales argentines et suisses. Pour l’Argentine, le poids et l’influence économique de la Suisse permet de porter un regard nouveau sur des récits historiques s’étant largement focalisés sur le rôle et les implications du Royaume Uni d’abord, et des États-Unis ensuite. Pour la Suisse, cet ouvrage documente l’importance d’un pays qui a représenté l’une des destinations privilégiées des migrants et des capitaux, de même qu’un partenaire commercial majeur pour une Argentine en développement. Finalement, dans une portée internationale, cette recherche illustre les moyens déployés par un petit pays capitaliste n’ayant pas participé à des conquêtes territoriales pour faire sa place dans un «monde périphérique» essentiellement dominé par de grandes puissances impériales ou impérialistes.

Si les chiffres globaux suggèrent que ces deux pays sont des partenaires mineurs, certains produits attestent une dépendance commerciale considérable, dont les implications étaient proportionnellement plus importantes. Autour de la deuxième guerre mondiale, alors que les importations de machines et moteurs depuis la Suisse – l’Argentine étant en plein processus d’industrialisation – passent de 3,9 à 37,7 % entre 1937 et 1945, les céréales produites en Argentine deviennent fondamentales pour sécuriser les besoins alimentaires de la Suisse dès la fin de la guerre. Lucas montre comment les enjeux et tensions autour de ces secteurs avaient des répercussions bien plus générales, car ces négociations ne portaient pas seulement sur leur prix mais impliquaient également des discussions relatives à l’échange d’autres produits, sans compter leur impact sur le rapatriement des profits et des arrangements financiers. De plus, ces problématiques exercent un impact dépassant les relations bilatérales de la Suisse et de l’Argentine, touchant e influençant les intérêts et rapports économiques avec d’autre acteurs et puissances internationales, telles que l’Etats-Unis, le Royaume-Uni ou l’Allemagne.

L’importance des capitaux suisses en Argentine – et plus généralement en Amérique latine – est une réalité que l’historiographie a trop longtemps ignorée. Bien qu’ils ne représentent qu’une minorité des investissements suisses à l’étranger, ces capitaux étaient à la hauteur de ceux du Royaume-Uni et des États-Unis dans ce pays. La manière dont ces investissements se lient à des aspects commerciaux et à des intérêts politico-économiques et comment ils se déploient par le biais des efforts de la communauté argentine d’origine suisse représente l’élément distinctif de l’approche de Lucas. Ce faisant, elle souligne une facette familiale du modèle capitaliste suisse et la persistance de réseaux qui ont joué un rôle déterminant dans la représentation de la défense des intérêts suisses en Argentine, plusieurs générations après la migration. La «saga électrique», où Lucas reconstruit l’histoire des investissements suisses dans le marché électrique argentin, consiste en l’une des parties les plus intéressantes de la recherche. Pendant presque un siècle, des Suisses ont étroitement contrôlé l’une des plus importantes sources énergétiques du pays, d’autant plus qu’elle était déterminante au développement et à l’industrialisation du pays. Cet état de fait nous invite à réviser des hypothèses qui s’étaient jusqu’alors largement concentrées sur la domination impérialiste des capitaux britanniques et américains.

Si le sérieux de cette solide recherche académique et les nouvelles perspectives que ce livre apporte sont à saluer, certains aspects auraient pu être davantage approfondis. Le fait que les entreprises d’électricité suisses ont échappé aux politiques de nationalisation du gouvernement de Perón alors que leurs homologues britanniques et nord-américaines ont été expropriées est surprenant. D’autant plus que le secteur électrique et les tarifs énergétiques ont joué un rôle central dans les politiques d’industrialisation et de distribution des rentes du péronisme. Bien que dépassant le cadre exploré par le livre, on se demande si la politique internationale de la troisième voie adoptée par Perón dans le cadre de la Guerre froide n’exerce pas, ici aussi, un impact: dans l’immédiat après-guerre, la Suisse devient en effet le premier fournisseur d’armes d’un gouvernement dont 37 % du budget était consacré à l’armée (p. 221).

Une autre question ouverte concerne le rapport entre la Suisse et les dictatures argentines. Face aux peurs de nationalisation et aux tensions sous Perón, les compagnies suisses d’électricité ont essayé de vendre leur entreprise au gouvernement militaire d’Ongania d’abord, puis ont finalement concrétisé cette vente à l’État argentin durant la dictature de Videla, en 1978–1979. Au-delà des conditions de la nationalisation (visiblement très profitable aux actionnaires), cette mesure est en opposition directe avec les politiques d’un gouvernement autrement fortement engagé dans la libéralisation économique et la privatisation du secteur public. De plus, Martinez de Hoz, ministre de l’économie et responsable de la nationalisation, avait siégé du Conseil d’administration d’une des compagnies. Quelles étaient les conditions financières des compagnies prises en charge par l’État argentin? Est-ce que les dictatures permettaient de sceller de meilleures affaires? Pour qui et pourquoi? Ces questions sont d’autant plus importantes que ces compagnies allaient être reprivatisées au début des années 1990.

Malgré cela, l’histoire que Lucas déroule est novatrice, passionnante, pleine de détails intéressants et de pistes pour de futures recherches. Elle est aussi l’histoire d’une Suisse qui a su se positionner et s’accommoder aux intérêts de ces régimes et idéologies variées ayant été à la tête de l’Argentine, attestant cette capacité singulière de llevarse bien con Dios y con el Diablo, si caractéristique à l’histoire de ce pays.

Zitierweise:
Alvarez, Sebastian: Rezension zu: Lucas, Isabelle: Un impérialisme électrique: un siècle de relations économiques helvético-argentines (1890–1979), Lausanne 2021. Zuerst erschienen in: Schweizerische Zeitschrift für Geschichte 73(1), 2023, S. 74-76. Online: <https://doi.org/10.24894/2296-6013.00120>.

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